Lorsqu’il s’agit des lois sociétales, les Français, à l’instar de leurs représentants politiques, se divisent. Les débats, ô combien passionnés, se cristallisent, tant ils sont empreints de considérations morales. Après le mariage entre personnes de même sexe et la réforme de la PMA, les discussions se polarisent aujourd’hui sur l’inscription dans la Constitution française d’abord du « droit », puis finalement de la « liberté » de recourir à l’interruption volontaire de grossesse (IVG).
A propos de cette potentielle vingt-cinquième révision constitutionnelle de la Constitution du 4 octobre 1958, les divisions laissent-elle enfin la place aujourd’hui à un consensus ? Oui, sans aucun doute, selon de nombreux sondages.
Cependant, si les Français et leurs représentants s’accordent pour la première fois à la quasi-unanimité sur le principe de la constitutionnalisation de cette liberté, il n’en est pas de même concernant les modalités juridiques de cette consécration.
Les origines du projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté d’avorter en France
Le point de départ de ce projet de loi ne fait aucun doute : il s’agit du revirement jurisprudentiel de la Cour suprême des États-Unis et son arrêt rétrograde de 2022. Cependant, ce droit sacré de la femme est également en train d’être menacé aujourd’hui sur le sol européen.
L’arrêt Dobbs de la Cour suprême américaine
Pour comprendre les raisons de cette modification du texte suprême, qui prendra finalement la forme d’un projet de loi constitutionnelle , il faut revenir au « tremblement » jurisprudentiel créé par la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Dobbs en date du 24 juin 2022. Par ce revirement de jurisprudence, la Cour suprême abandonne les apports de l’arrêt Roe vs
Wade rendu en 1973. Certains commentateurs argueront que les risques de ce revirement de jurisprudence sont exagérés, car les Etats-Unis sont un État fédéral avec des logiques de compétences totalement différentes de la France. En résumé, la Haute instance aurait simplement opéré un transfert de la compétence relatif la gestion de l’avortement au profit des États fédérés sans que ce droit soit fondamentalement menacé.
La réalité est tout autre et ce sont des millions de femmes qui sont aujourd’hui en voie d’être privées d’une liberté fondamentale. Cette réalité ne se limite pas aux Etats-Unis, puisque certains pays membres de l’Union européenne ont adopté des positions bien plus rétrogrades voire dangereuses pour la protection de cette liberté qui nous semblait jusqu’ici sacrée et inaltérable.
Une liberté menacée aujourd’hui au sein même de l’Union européenne
Effrayés de ce constat, ainsi que par l’idée que notre droit français remette un jour en cause les apports de la célèbre loi « IVG » du 17 janvier 1975 ardemment défendue par Simone Weil, parlementaires et membres du Gouvernement français se sont empressés d’annoncer une future réforme constitutionnelle. L’objectif est d’inscrire dans le marbre de la Constitution
française la liberté de toute femme à recourir à l’IVG.
S’ajoute à cela un contexte européen très tendu depuis que certains pays comme la Pologne, la Hongrie ou encore l’Italie aient décidé d’encadrer – de manière dangereuse et regrettable – les conditions légales du recours à l’IVG.
Dans un rapport du Sénat publié en 2024, il est possible de lire – non sans un certain effroi – le constat alarmant de la Présidente de la délégation Dominique Vérien selon lequel « le continent européen n’est pas épargné par ces reculs, puisque plusieurs pays de l’Est de l’Europe – je pense bien sûr à la Pologne et à la Hongrie – ont adopté des législations drastiquement restrictives en matière d’accès à l’IVG. Je pense également, ce matin, aux Pays-Bas où l’extrême droite a remporté les élections législatives. Même dans des pays réputés plus progressistes, les droits sexuels et reproductifs des femmes restent fragiles, comme en Italie, voire en Suède où la participation de l’extrême droite à la coalition gouvernementale pourrait rouvrir le débat sur la réduction du délai légal de l’IVG »(1).
Si la classe politique française s’accorde aujourd’hui sur le principe d’une protection renforcée de ce droit-liberté, les modalités de cette consécration s’avèrent plus conflictuelles d’un point de vue juridique, tant sur la forme que sur le fond.
Les modalités controversées du processus de révision constitutionnelle
De nombreuses interrogations surgissent concernant cette volonté tenace du pouvoir constituant français de modifier notre texte fondamental. À ce titre, le choix de compléter l’article 34 de la Constitution est un choix politiquement logique mais juridiquement maladroit.
Un doute portant sur le choix même d’une révision de la Constitution
Tout d’abord, pourquoi un projet de loi constitutionnelle a été présenté par le Gouvernement récemment alors qu’une proposition de loi était en voie, à la suite d’âpres va et viens, de continuer la discussion au Parlement ? Les raisons sont multiples, mais il faut surtout retenir que depuis 1958, aucune des 150 propositions de loi constitutionnelle déposées n’est entrée en vigueur.
Sous la Ve République, la Constitution se révise par projet de loi. Il est possible de penser – non sans un certain étonnement – que le Président de la République et son Gouvernement se sont saisis de cette réforme afin d’éviter que la proposition de loi constitutionnelle n’aboutisse, car cela impliquerait alors de recourir inévitablement au référendum. Avec le recours à un projet de loi, le Président s’assure ainsi de pouvoir recourir à une adoption parlementaire au Congrès, ce qui offre davantage de sécurité et de probabilité de réussite.
Ensuite, une autre question agite la sphère des juristes : est-il indispensable de réviser le texte de la Constitution pour s’assurer d’une protection plus efficace de cette liberté en raison d’une potentielle atteinte par un pouvoir politique futur qui y serait hostile ? La question fait débat tant elle possède d’ores et déjà un prestige moral et politique important dans la société française. De plus, cette liberté de recourir à l’IVG jouit déjà d’une reconnaissance renforcée dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Dans la décision n° 2017-747 DC du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel s’est appuyé sur l’article 2 de la Déclaration des droits de 1789 en rattachant le droit de recourir à l’IVG, composante de la liberté de la femme qui découle du texte sacré de la Révolution. Ce raisonnement était déjà – précisément – le même dans la décision 2001-446 DC – 27 juin 2001.
Qu’il soit permis de critiquer cette absence de reconnaissance explicite du droit à l’IVG comme un droit constitutionnel autonome. En faire une simple composante d’un droit ou principe emporte avec lui des risques relatifs à la portée normative de cette liberté. A cela s’ajoute, l’utilisation, depuis l’origine dans la décision du 15 janvier 1975 du considérant de principe selon lequel « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel, qui ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, de remettre en cause, au regard de l’état des connaissances et des techniques, les dispositions ainsi prises par le législateur (…) ». Perfectionné dans le temps, ce considérant de principe permet au Conseil constitutionnel de s’abstenir de mettre en œuvre un contrôle de l’opportunité politique de la loi, et ainsi de laisser un domaine réservé de compétence au pouvoir législatif concernant les réformes sociétales.
Le choix surprenant de compléter l’article 34 de la Constitution relatif au domaine de la loi
Puisque le pouvoir constituant en 1958 et le pouvoir de révision n’ont jamais voulu consacrer un catalogue de droits et libertés au sein même de la Constitution, la réforme constitutionnelle adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 30 janvier 2024 prévoit de rattacher la liberté de recourir à l’IVG à l’article 34 de la Constitution. Le choix de ce fondement constitutionnel est contesté dans la doctrine, car il laisse au législateur et donc à une majorité politique, une marge de compétence étendue pour définir les contours cette liberté.
Or, l’objectif de cette révision constitutionnelle n’est-il pas de mettre cette liberté hors d’atteinte d’un pouvoir politique qui pourrait devenir liberticide dans un avenir plus ou moins proche ? En 2023, l’Assemblée nationale avait préféré inscrire ce droit à l’article 1er de la Constitution, lequel aurait disposé que « nul ne peut porter atteinte au droit à l’interruption volontaire de grossesse ». Elle a ensuite modifié sa position en préférant inscrire ce droit dans un nouvel article 66-2 de la Constitution selon lequel « la loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit à l’interruption volontaire de grossesse ».
Cependant, la procédure de la révision constitutionnelle exige en France, en vertu de l’article 89 de la Constitution, un accord du Sénat pour aboutir. Il s’agit de la raison pour laquelle le Gouvernement a dû se saisir de cette révision, déposer un projet de loi constitutionnelle et choisir un compromis entre la version de l’Assemblée nationale et la version du Sénat, à savoir modifier l’article 34 de la Constitution pour protéger cette liberté.
Précisément, le projet de loi en cours de discussion souhaite créer un dix-septième alinéa à l’article 34 de la Constitution qui disposera que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ».
Aussi étonnant soit-il, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a rendu un avis publié au journal officiel le 4 octobre 2023 dans lequel elle considère que « l’article 34 énumère les matières relevant du domaine de la loi. Il figure au titre V de la Constitution sur les rapports entre le parlement et le gouvernement (proposition adoptée par le Sénat). La CNCDH a exposé ci-dessus les raisons pour lesquelles cet article qui définit ce qui relève de la compétence du législateur lui paraissait peu pertinent » (2).
Et à la Commission d’ajouter sur ce point que « c’est le droit lui-même qu’il faut consacrer et non le pouvoir de légiférer à son sujet. C’est pourquoi la CNCDH s’alarme de certaines formulations proposées dans le débat public, les estimant insuffisamment protectrices » (2).
Dans l’attente d’être discuté au Sénat, ce projet de loi constitutionnelle répond à une demande sociale très forte, mais il comporte quelques doutes sur les conditions dans lesquelles cette liberté sacrée – et pourtant plus que jamais menacée – est en train d’être constitutionnalisée dans notre droit. Affaire à suivre
[1] Rapport d’information n° 284 (2023-2024), déposé le 25 janvier 2024 : « Accès à l’avortement dans le monde : législation comparée et état des lieux – Actes du colloque du 23 novembre 2023 ».
[2] Avis « La constitutionnalisation de l’interruption volontaire de grossesse : protéger un droit humain de portée universelle », n° 0230 du 04/10/2023, texte n°74.
Très instructif ! Merci pour ce bel article.
Merci pour ces encouragements, l’auteur sera félicité ! 🙂